CHAPITRE XXIX

Yeuse reprit ses recherches dès le matin. Elle avait dormi par tranches d’un quart d’heure. La veille, pendant toute la journée, elle avait essayé de relever des traces. Mais elle n’avait rien trouvé, comme si la grande locomotive s’était volatilisée, s’était envolée comme un dirigeable. Elle pensa aux Rénovateurs capables de cet exploit. On disait qu’ils possédaient des ballons d’une taille fantastique pouvant soulever des centaines de tonnes.

Puis elle suivit la ligne jusqu’au réseau, à pied, en espérant trouver des indices. Peine perdue. Le lendemain matin elle repartit de l’autre côté, traversa l’usine de guano abandonnée, et malgré la puanteur chercha encore. Pour se rendre compte que la ligne n’allait pas plus loin et que l’usine était une impasse.

Nul n’avait pu approcher de la loco et l’obliger à s’ouvrir. Son verrouillage électronique était d’une efficacité absolue.

Elle devait accepter l’invraisemblable. La loco, d’elle-même, avait pris la décision de quitter cet endroit, répondant soit à une programmation inscrite dans ses mémoires, soit à une sollicitation extérieure. Sollicitation faite par les ondes. À partir d’une distance assez courte, car la propagation des ondes restait un problème pour les techniciens.

La locomotive pirate l’avait abandonnée. Pour qui ? Pourquoi ? À la fois intriguée, furieuse et pleine d’espoir à la pensée que c’était Kurts qu’elle était allée rejoindre, elle se résigna à quitter l’endroit à bord de la vieille draisine. Désormais elle n’avait plus que cette machine en piteux état pour essayer de rejoindre la Compagnie de la Banquise. Et ce schéma payé mille dollars qui ne lui servirait jamais à rien, puisque son tacot n’avait pas de lecteur approprié. Rien qu’un moteur diesel électrique, de quoi coucher et se chauffer, une réserve d’huile ne permettant pas un grand rayon d’action, et presque plus d’argent pour un si grand voyage. Tout était dans la machine, le reste de son argent, des réserves d’huile, des vivres, de quoi survivre des années.

Elle grelottait de froid en revenant vers la draisine et réalisait qu’elle n’avait pas de provisions à bord, pensant trouver ce qu’il fallait dans la machine géante. Il lui fallait au plus vite revenir à Temporary Station, essayer de revendre son schéma. Même à perte.

Épuisée, démoralisée, prête à craquer, elle roula vers la station à petite vitesse sur voie lente, n’osant pas gaspiller son huile.

Et puis au moment de prendre l’embranchement pour la cross, elle eut une prémonition et décida de contourner la station, et de s’arrêter plutôt dans l’une des petites stations satellites où s’effectuait le triage des wagons de marchandises.

C’était un endroit sinistre, avec un énorme fuseau de voies pour le triage et quelques rares wagons d’habitation. Elle put commander un thé avec des tranches de lard et de la poudre d’œufs dans une cantine pour les ouvriers.

La télé locale fonctionnait, plutôt mal mais soudain elle se vit sur l’écran. Avec, sur l’image fixe, le mot WANTED 5 000 $. Son visage actuel d’ivrognesse, puis son apparence réelle. Les Fédéraux l’avaient donc photographiée et n’avaient pas tardé à établir son identité.

Une chance qu’elle soit cachée dans le fond de la cantine et qu’elle ait réglé son repas à la commande. Elle se glissa au-dehors, rejoignit sa draisine et se hâta de quitter la station de triage, profitant de la nuit. Elle avait vu sur une carte que le Réseau du 40e était à moins de trois cents kilomètres et qu’elle trouverait une autre cross station avant. En roulant lentement elle pouvait l’atteindre dans la nuit, se glisser sur les quais déserts, à moins que les Fédéraux ne surveillent l’écluse.

Mais celle-ci était déserte et la voie libre. Elle s’enfonça dans les quais en bois créosoté, se gara parmi une dizaine de locos aussi pourries que la sienne. Elle n’avait plus que quelques litres d’huile dans son réservoir. Elle se coucha et dormit d’un trait jusqu’à ce qu’un grand bruit ne la réveille.

Par le hublot, elle vit qu’elle stationnait à côté de l’usine à gaz qui ralentissait son activité pendant la nuit.

D’un seul coup, l’odeur des matières organiques en fermentation lui parvint. On retirait du méthane de déchets animaux inutilisables.

On ne fit pas attention à elle dans un bar où elle prit son repas. Plus loin on demandait des femmes pour la décomposition des déchets.

On l’embaucha tout de suite pour deux dollars la journée, et le droit d’emporter les morceaux de viande ou de poisson qui lui plairaient.

Il fallait scier à longueur de journée des harengs ou des morceaux de viande gelés, les jeter dans une cuve de décongélation. L’usine n’était pas encore équipée de façon moderne et tournait tant bien que mal, alimentant en méthane d’autres industries et une centrale électrique fédérale dont le courant allait uniquement aux réseaux ferroviaires.

Au bout d’une semaine elle avait gagné quatorze dollars, s’était nourrie de poisson et avait entassé quelques kilos de viande saine dans la soute de la draisine. Sur cent kilos de produits, il y avait un pour cent de produit de qualité. Durant la deuxième semaine elle apprit qu’on pouvait aussi prendre de la graisse, laquelle, fondue et mélangée à un produit antigélifiant, pourrait alimenter son diesel.

Ses mains étaient dévorées d’engelures, et plusieurs étaient purulentes. On lui conseillait de se soigner à la graisse de phoque, mais ça ne donnait rien de satisfaisant.

Elle put acheter, pour deux dollars, une chaudière qu’elle bricola sur le quai pour y faire fondre son lard de poisson et de phoque. Ainsi elle commença à récupérer l’huile de son futur voyage, à raison d’un gallon chaque soir.

À la cantine elle surveillait l’écran télé de crainte que son visage n’apparaisse, et c’est ainsi qu’elle apprit qu’on ne cherchait plus la locomotive tueuse dans la région car celle-ci avait été signalée plus au Nord-Est.

La « locomotive tueuse » ! Il ne pouvait s’agir que de la locomotive de Kurts qui se frayait bon gré mal gré un passage à travers les pièges et les barrages. Cela la remplit de joie de savoir que la machine semait l’effroi assez loin pour qu’on lui fiche la paix dans cette Méthane Station.

De grands wagons citernes venaient souvent faire le plein et, comme l’opération était dangereuse, on demandait des volontaires payés un dollar de l’heure. Pour quelqu’un qui en gagnait deux en dix heures de travail dans la glace, elle sauta sur l’occasion.

Le danger venait des rails électrifiés et des étincelles qui en jaillissaient. On ne pouvait pas toujours utiliser un « bras mort » du réseau pour le chargement, faute de remorqueurs, et les volontaires périssaient souvent dans les flammes jaillissant d’un tuyau d’alimentation ayant explosé. Six mois plus tôt c’était tout un train qui avait explosé. Le chargement se faisait au-dehors de la station dans le froid.

Au bout d’un mois elle avait suffisamment d’huile, de provisions et d’argent, pour tenir au moins une semaine, sinon plus, mais elle avait eu le plus grand mal à se procurer une carte du Réseau du 40e réputé dangereux.

— C’est pas qu’il y ait des truands à chaque aiguillage, lui avait expliqué un client de la cantine, mais les stations sont fréquentées par des marins… Enfin ils s’appellent ainsi parce qu’ils roulent sur des voiliers du rail. Il n’y a presque que de ça sur le réseau. Et quand ils filent toutes voiles déployées, ils ne se soucient pas de ceux qui roulent à l’huile. Si on les gêne, ils éperonnent.

— Et les stations sont dangereuses ?

— Des bouges. Filles, alcool, jeux… Et pour se ravitailler en huile c’est la fin de tout.

Pourtant elle avait pris sa décision. Elle surveillerait les voiliers, tâcherait de s’en sortir.

Elle ne prévint personne, attendit sa paye et rentra dans sa draisine comme chaque soir. Vers une heure du matin elle lança le diesel et quitta son parking, droit au Sud. Personne ne la vit partir. Elle passa ensuite entre d’immenses trains de wagons-citernes remplis de méthane, et bientôt fut seule sur cette voie qui la conduisait au 40e.

Elle l’atteignit au petit matin, juste comme un énorme voilier des rails passait vent de travers. Un trois-mâts superbe et arrogant qui filait bien ses vingt-cinq nœuds.

 

Les montagnes affamées
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